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Ce blog n’est pas rosicrucien, martiniste ou maçonnique, mais s'intéresse à ces trois courants initiatiques et traditionnels.

dimanche 3 février 2013

Vous avez la parole : Jour de marché, une nouvelle de Guy Rougier.

Un tiers de Jean-Pierre Chabrol, un tiers d'Henri Vincenot, un tiers de Marcel Pagnol et un tiers de Jakez-Helias : c'est le cocktail offert ce mois-ci par un fidèle de la première heure, Guy Rougier, amoureux de son pays, les Combrailles, fier de ses racines Auvergnates.



Jour de marché

 Alors -Comme on le raconta plus tard dans la famille à voix très basse pour ne pas risquer d'être la risée du voisinage malveillant toujours tellement à l'affût des secrets de chacun- le Julien ce jour-là alla au marché.

Car c'était jour de foire aux Ancizes, comme ça arrivait périodiquement à des dates indiquées par le calendrier des postes. Et le Julien s'y rendit d'un bon pas. À une allure très rapide même car il avait le gosier quémandeur qui lui poussait les galoches : C'était pour lui jour de chopines avec les potes du canton. Une occasion de plus en plus importante pour le père "Courage" depuis qu'il était rentré des tranchées  le cerveau un peu ébranlé.

Faut préciser là qu'il avait été enterré vivant par l'explosion d'une "torpille" dans son immédiate proximité.

Et légèrement trépané ensuite.

On l'avait sorti in extremis, plus altéré soudain qu'une main de buvards attendant la fin des vacances au cœur de l'été dans le placard de l'école. 

Depuis cet événement, et un peu avant, soyons honnête, il avait pris l'habitude d'étancher sa soif inextinguible au rouquin qui tâche.
Et il n'économisait pas sur les doses mon pépé.

 Il marchait, et à son côté clopinait aussi le vieux serviteur de la ferme dont il se promettait de tirer un bon prix, lequel, ajouté à l'argent qu'il avait en poche, lui permettrait de ramener un bourrin un peu moins vétuste.

 Il n'était pas sur le cheval, donc ? Avez-vous remarqué avec pertinence..
Eh bien non.

Mais pourquoi ?

Parce que ça ne se faisait pas à l'époque de par chez nous d'enfourcher les percherons.

On ne se prenait pas pour des seigneurs à Comps.

Les nobliaux du coin il y avait longtemps d'ailleurs qu'ils avaient disparu.
La ferme fortifiée des "baronnets" de Fontelun n'était plus qu'un amas de pierres.

Les derniers cavaliers qui avaient résidé là et trimé quasi comme leurs serfs n'avaient même plus de tombes décelables sous les ronces du cimetière.
Et puis ce genre de canassons voués aux travaux des champs et au trait en général, a le dos un peu large pour qui a perdu de sa souplesse.

 Et donc le Julien se dirigeait vers les Ancizes, "pedibus cum jambis" comme disait le sacristain qui se piquait de latiniser un peu plus loin qu'aux offices, cuisine et messe.


 
 © Marie-Christine Lhopital


 Le Julien trouva rapidement preneur pour son Bibi décrépit. Et les poches garnies de quelques picaillons supplémentaires il s'installa à une table du cabaret, chez le Guste où il avait ses habitudes près de la fenêtre, un poste d'observation idéal pour ne pas louper le passage de compères.

Et il en passa ce jour-là des bois-sans-soif de ses connaissances et de son acabit. Tant et tant que de tournée en tournée s'allégèrent les profondes de père-grand, tandis que se gonflait sa vessie et s'engourdissait sa comprenote.

 Survint le soir qu'il découvrit en titubant sur la marche du bistrot, d'où il se libérait en jaillissements incertains d'une envie pressante ...tout en philosophant à la cantonade :

"Cré Diou, c'est bien fait l'homme tout de même. Quel génie notre créateur qui nous a fait magicien capable de changer la rougeaude vinasse  en pissat blond comme une gironde. C'est comme qui dirait un miracle c't'affaire. Merci Seigneur."

Et de se signer avec vénération. Et d'asperger un peu plus les côtes de ses braies de velours.

Je vous traduis ça en Français de France. Lui tonitruait à cette heure en patois des Combrailles. Et pas n'importe lequel, en fier-parler de la paroisse de Comps qu'a rien à entendre avec les mâchouillements  des péquenots prétentieux de Saint-Priest ni aux babils de fillettes de ces enfoirés d'Ambur.

Autour de lui ça ricanait, ça applaudissait aussi  "La boutanche te fait toujours autant d'effet, le Julien. Ça te délie la dégoisante" lui lançaient les hommes. Les femmes, elles,  parlaient plutôt de "cervelle embrumaillée". Et de "honte", et "d'états pareils". Mais les porteuses de jupons n'en manquent jamais une pour critiquer l'autre sexe comme on sait....

Et le Julien, en Auvergnat fier souverain de lui-même, n'entendait que ce qui lui plaisait.

Mais, fallait bien le reconnaître, elles n'avaient pas tout à fait tort les bouseuses, sa tête commençait à n'être plus très claire.

Le brouillard qui se levait sous son chapeau n'était tout de même pas encore très dense. Pas si épais que celui qui en automne fait parfois disparaître le méandre de la Sioule au paradis de Queuille. La preuve : un éclair de lucidité le traversa : "Bigre ! Et le nouveau cheval !"

Il sortit sa poignée de pièces, en fit trois ou quatre fois le compte. Ouf! il en restait suffisamment pour l'achat prévu.

Mais il ne restait que peu de choix... Il n'apercevait même sur le foirail qu'une seule rosse, près de la maison de la Marie Jaris, la "Breugène", jeteuse de sort notoire et concocteuse de tisanes douteuses, à l'autre bout de la place...
Le Julien se précipita en zigzaguant un peu ... négocia à peine (Il n'avait jamais été très fort en marchandage), jeta un œil torve à la denture de la bête par acquis de conscience ("Pas de la dernière lune mais ça ira" marmonna-t-il), échappa quelques sous en les inventoriant à nouveau (Le maquignon les ramassa...et il sembla au Julien qu'il ne lui rendait pas tout ce qui était tombé mais il n'osa pas faire de réflexion à ce sujet)... et quelques minutes plus tard -Tope là !- l'affaire était conclue.

 Le retour fut difficile, Julien, qui avançait par embardées, avait du mal à retenir le cheval qui le trainait sur le chemin.

Le cultivateur était par ailleurs en souci : il avait oublié de demander le nom de son acquisition. Et ça ne facilite pas le commandement quand celui que l'on dirige ne comprend pas que les ordres s'adresse à lui.  -"Bof, je l'appellerai "Bibi" comme l'autre, il finira bien par s'y faire..."-

Et Julien prononça "Bibi ! " à haute voix un peu hystérique sous l'effort. Ce qui eut pour effet de stopper net la progression du quadrupède.

"Eh bé... J'suis tombé juste si ça se trouve.. Ça serait pas plus étonnant que ça. Bibi, c'est plutôt courant comme nom de cheval".

 Un nouveau "Bibi !" un peu plus autoritaire relança le pas de l'animal à un rythme encore plus décidé...

Quand ils arrivèrent à destination le cheval se dirigea sans hésitation vers la porte de l'écurie, et une fois entré il prit tout aussi  directement la place de l'ancien Bibi, un peu à l'écart des vaches qui, en pleine séance de mâchonnement méditative, ne prirent même pas la peine de se tourner vers le nouveau-venu pour lui souhaiter la bienvenue. Les laitières, c'est bien connu, c'est de la femelle égoïste à tout crin. Ça rumine sans partage.

 C'était le seul endroit libre  mais  Julien admira la vivacité de la démarche : "Pas empotée cette carne" se fit-il  en son for intérieur. 

Dans la cuisine, il salua la Joséphine d'un hochement distrait, et la soupe qui mitonnait sur un coin du fourneau d'une grimace très expressive. "Pas faim !" annonça-t-il.

"Mais soif, sûrement" fit son épouse, résignée et à peine audible, en haussant les épaules.

"T'as fait au moins une bonne affaire ?" enchaîna-t-elle timidement. Ce fut au tour du conjoint de la mépriser du même mouvement : "Tout juste... Et il m'obéit déjà encore mieux que l'autre !"

La Joséphine fut moins réservée quelques minutes plus tard, dans l'écurie. Elle se mit à pousser des cris. Ils étaient très sonores mais  ne dérangèrent pas le Julien déjà endormi, la joue près du bol tiède qui lui avait été servi malgré son refus. Ils attirèrent en revanche la plus proche voisine, la Jeanne Chefdeville, autrement dite plus familièrement "la fille du Lapin".

"Le salaud ! le salaud !" hurlait Joséphine. Elle s'étranglait. Quand elle reprit son souffle elle s'expliqua avec véhémence "Tellement saoul encore une fois qu'il s'est fait refiler le même !  Mieux brossé qu'au départ, mais c'est bien notre Bibi !

Le salaud, il nous mettra sur la paille !"

5 commentaires:

  1. Et vous en avez d'autres comme ça ? Bien "croqué" !

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  2. Ça nous manque ces historiettes, venues de la nuit du temps et qui risque de disparaître à jamais : heureusement que Jacques "donne la parole". Cet auteur devrait récidiver, je sens qu'il en a bien d'autres sous le pied !

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  3. Nostalgie, quand tu nous prends les tripes ! Oui, quand j'ouvre mon journal quotidien, ou la télévision, il me prend de regretter le bon vieux temps de la marine à voile, de la lampe à huile, et tiens, même des "filles de joie" ! Nos paysans cultivaient, les cantonniers réparaient nos route et les effluves du crottin du cheval ne perçaient pas la couche d'ozone !

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  4. Ah notre Auvergne ! Un pays qui conserve ses coutumes, ses langues, son folklore, ses recettes de cuisine, ses croyances païennes ou religieuses, ses guérisseurs, ses ressources naturelles et maintenant, un conteur de plus qui nous "enchante." Bravo et merci à Guy Rougier (natif de, précisément ?)

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  5. Saint-Priest des Champs:) Merci à tous de vos complimenrs

    Guy Rougier

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