Un tiers de Jean-Pierre Chabrol, un tiers d'Henri Vincenot, un tiers de Marcel Pagnol et un tiers de Jakez-Helias : c'est le cocktail offert ce mois-ci par un fidèle de la première heure, Guy Rougier, amoureux de son pays, les Combrailles, fier de ses racines Auvergnates.
Jour de marché
Car c'était jour de foire aux Ancizes, comme ça arrivait
périodiquement à des dates indiquées par le calendrier des postes. Et le Julien
s'y rendit d'un bon pas. À une allure très rapide même car il avait le gosier
quémandeur qui lui poussait les galoches : C'était pour lui jour de chopines
avec les potes du canton. Une occasion de plus en plus importante pour le père
"Courage" depuis qu'il était rentré des tranchées le cerveau un peu ébranlé.
Faut préciser là qu'il avait été enterré vivant par
l'explosion d'une "torpille" dans son immédiate proximité.
Et légèrement trépané ensuite.
On l'avait sorti in extremis, plus altéré soudain qu'une
main de buvards attendant la fin des vacances au cœur de l'été dans le placard
de l'école.
Depuis cet événement, et un peu avant, soyons honnête, il
avait pris l'habitude d'étancher sa soif inextinguible au rouquin qui tâche.
Et il n'économisait pas sur les doses mon pépé.
Eh bien non.
Mais pourquoi ?
Parce que ça ne se faisait pas à l'époque de par chez nous
d'enfourcher les percherons.
On ne se prenait pas pour des seigneurs à Comps.
Les nobliaux du coin il y avait longtemps d'ailleurs qu'ils
avaient disparu.
La ferme fortifiée des "baronnets" de Fontelun
n'était plus qu'un amas de pierres.
Les derniers cavaliers qui avaient résidé là et trimé quasi
comme leurs serfs n'avaient même plus de tombes décelables sous les ronces du
cimetière.
Et puis ce genre de canassons voués aux travaux des champs
et au trait en général, a le dos un peu large pour qui a perdu de sa souplesse.
© Marie-Christine Lhopital
Et il en passa ce jour-là des bois-sans-soif de ses
connaissances et de son acabit. Tant et tant que de tournée en tournée
s'allégèrent les profondes de père-grand, tandis que se gonflait sa vessie et
s'engourdissait sa comprenote.
"Cré Diou, c'est bien fait l'homme tout de même. Quel
génie notre créateur qui nous a fait magicien capable de changer la rougeaude
vinasse en pissat blond comme une
gironde. C'est comme qui dirait un miracle c't'affaire. Merci Seigneur."
Et de se signer avec vénération. Et d'asperger un peu plus
les côtes de ses braies de velours.
Je vous traduis ça en Français de France. Lui tonitruait à
cette heure en patois des Combrailles. Et pas n'importe lequel, en fier-parler
de la paroisse de Comps qu'a rien à entendre avec les mâchouillements des péquenots prétentieux de Saint-Priest ni
aux babils de fillettes de ces enfoirés d'Ambur.
Autour de lui ça ricanait, ça applaudissait aussi "La boutanche te fait toujours autant
d'effet, le Julien. Ça te délie la dégoisante" lui lançaient les hommes.
Les femmes, elles, parlaient plutôt de
"cervelle embrumaillée". Et de "honte", et "d'états
pareils". Mais les porteuses de jupons n'en manquent jamais une pour
critiquer l'autre sexe comme on sait....
Et le Julien, en Auvergnat fier souverain de lui-même,
n'entendait que ce qui lui plaisait.
Mais, fallait bien le reconnaître, elles n'avaient pas tout
à fait tort les bouseuses, sa tête commençait à n'être plus très claire.
Le brouillard qui se levait sous son chapeau n'était tout de
même pas encore très dense. Pas si épais que celui qui en automne fait parfois
disparaître le méandre de la
Sioule au paradis de Queuille. La preuve : un éclair de
lucidité le traversa : "Bigre ! Et le nouveau cheval !"
Il sortit sa poignée de pièces, en fit trois ou quatre fois
le compte. Ouf! il en restait suffisamment pour l'achat prévu.
Mais il ne restait que peu de choix... Il n'apercevait même
sur le foirail qu'une seule rosse, près de la maison de la Marie Jaris , la
"Breugène", jeteuse de sort notoire et concocteuse de tisanes
douteuses, à l'autre bout de la place...
Le Julien se précipita en zigzaguant un peu ... négocia à
peine (Il n'avait jamais été très fort en marchandage), jeta un œil torve à la
denture de la bête par acquis de conscience ("Pas de la dernière lune mais
ça ira" marmonna-t-il), échappa quelques sous en les inventoriant à
nouveau (Le maquignon les ramassa...et il sembla au Julien qu'il ne lui rendait
pas tout ce qui était tombé mais il n'osa pas faire de réflexion à ce sujet)...
et quelques minutes plus tard -Tope là !- l'affaire était conclue.
Le cultivateur était par ailleurs en souci : il avait oublié
de demander le nom de son acquisition. Et ça ne facilite pas le commandement
quand celui que l'on dirige ne comprend pas que les ordres s'adresse à
lui. -"Bof, je l'appellerai
"Bibi" comme l'autre, il finira bien par s'y faire..."-
Et Julien prononça "Bibi ! " à haute voix un peu
hystérique sous l'effort. Ce qui eut pour effet de stopper net la progression
du quadrupède.
"Eh bé... J'suis tombé juste si ça se trouve.. Ça
serait pas plus étonnant que ça. Bibi, c'est plutôt courant comme nom de
cheval".
Quand ils arrivèrent à destination le cheval se dirigea sans
hésitation vers la porte de l'écurie, et une fois entré il prit tout aussi directement la place de l'ancien Bibi, un peu
à l'écart des vaches qui, en pleine séance de mâchonnement méditative, ne
prirent même pas la peine de se tourner vers le nouveau-venu pour lui souhaiter
la bienvenue. Les laitières, c'est bien connu, c'est de la femelle égoïste à
tout crin. Ça rumine sans partage.
Dans la cuisine, il salua la Joséphine d'un hochement
distrait, et la soupe qui mitonnait sur un coin du fourneau d'une grimace très
expressive. "Pas faim !" annonça-t-il.
"Mais soif, sûrement" fit son épouse, résignée et
à peine audible, en haussant les épaules.
"T'as fait au moins une bonne affaire ?"
enchaîna-t-elle timidement. Ce fut au tour du conjoint de la mépriser du même
mouvement : "Tout juste... Et il m'obéit déjà encore mieux que l'autre
!"
"Le salaud ! le salaud !" hurlait Joséphine. Elle
s'étranglait. Quand elle reprit son souffle elle s'expliqua avec véhémence
"Tellement saoul encore une fois qu'il s'est fait refiler le même ! Mieux brossé qu'au départ, mais c'est bien
notre Bibi !
Le salaud, il nous mettra sur la paille !"
Et vous en avez d'autres comme ça ? Bien "croqué" !
RépondreSupprimerÇa nous manque ces historiettes, venues de la nuit du temps et qui risque de disparaître à jamais : heureusement que Jacques "donne la parole". Cet auteur devrait récidiver, je sens qu'il en a bien d'autres sous le pied !
RépondreSupprimerNostalgie, quand tu nous prends les tripes ! Oui, quand j'ouvre mon journal quotidien, ou la télévision, il me prend de regretter le bon vieux temps de la marine à voile, de la lampe à huile, et tiens, même des "filles de joie" ! Nos paysans cultivaient, les cantonniers réparaient nos route et les effluves du crottin du cheval ne perçaient pas la couche d'ozone !
RépondreSupprimerAh notre Auvergne ! Un pays qui conserve ses coutumes, ses langues, son folklore, ses recettes de cuisine, ses croyances païennes ou religieuses, ses guérisseurs, ses ressources naturelles et maintenant, un conteur de plus qui nous "enchante." Bravo et merci à Guy Rougier (natif de, précisément ?)
RépondreSupprimerSaint-Priest des Champs:) Merci à tous de vos complimenrs
RépondreSupprimerGuy Rougier