jeudi 6 octobre 2011

Vous avez la parole : Une nouvelle de Dédé 59



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LE MOT DE PASSE



© Pierris, création originale 


Ça faisait longtemps que Roger Grotarez les cherchait, les frangins ! C’est que ça devait être de fameux zigues ! Le jaja et les poulettes, ça devait y aller ! Et comme le Roger, l’était pas manchot… Et pis ça serait utile qu’ils z’y donnent un coup de main, au Roger, histoire de se débarrasser de celui d’en face. Dans la vie, il fallait se battre pour rester au soleil et fallait pas cracher sur toutes les occases à saisir.

Il s’était donc documenté sur leur compte et il avait même découvert leurs rites, leurs signes de ralliement et une partie de leur mot de passe, grâce à une bienheureuse indiscrétion. Ce mot de passe, il était tout simple et avec la première partie, si on s’y prenait adroitement, on pourrait avoir le mot complet. Il s’agissait tout simplement de : « Turlututuchapopointu ». Quant au signe, c’était un peu comme un casse-poignet. Avec ces trésors, il allait enfin en avoir le cœur net et se faire ouvrir les portes de la haute, le Roger ! Restait plus qu’à découvrir le lieu de leur planque et s’y faire admettre.

Il se mit donc en quête des dits « frangins » ; et à chaque fois qu’il était sur une piste, il saisissait vigoureusement la main de son interlocuteur, ou lui murmurait, avec un petit clin d’œil, le mot magique, auquel répondaient souvent l’index pointé sur la tempe, à la cadence de 3 coups. Il commençait à désespérer quand un bienheureux hasard lui en fit rencontrer un, un authentique, un vrai de vrai. Bravement, hardiment, il remonta sa ceinture sur sa bedaine et se dirigea vers son futur interlocuteur, bien décidé à lui en imposer par son allure et son charisme. Droit dans les yeux, il lui murmura sans défaillir : « Turlututuchapopointu » ; ce à quoi l’autre lui répondit d’un air pincé : « Léboufon-sondanlaru ».

Une poignée de main solide, et c’est l’autre qui, d’autorité, lui « cassa le poignet ».
- Roger Grotarez.
- Pierre Taillez.

Cette fois, ça y était, c’était la bonne. Roger commença à l’interroger adroitement, car il savait y faire avec la clientèle. Il recueillit quelques renseignements intéressants, notamment l’adresse du lieu de leur réunion ; au 22 rue du Damier, et même les jours et les heures de leurs réunions ! Muni de ces précieux renseignements, il se promit d’y aller dès la semaine suivante.

C’est ainsi que le jour dit, rasé de près, peigné, parfumé et revêtu de son plus beau costume à carreaux, (car la première impression comptait !), il se présenta au 22 rue du Damier. Il profita de l’entrée d’un couple dans la cour pour se faufiler et entrer là exactement où on lui avait dit. En montant lourdement les escaliers, il sentit son cœur battre de plus en plus fort. Allons, pas de faiblesse ! Le Roger, c’en était un vrai, et pas une grande folle ! S’étant ainsi repris, il sauta les dernières marches et poussa la porte devant lui. La petite salle était décorée avec goût, des plantes vertes égayaient l’atmosphère et une grande bibliothèque laissait admirer ses trésors.


Un homme s’approcha de lui.

- Bonjour.
- Bonjour. Je ne suis pas en retard ?
- N’ayez crainte, vous êtes très en avance. 
- Ah, tant mieux. 
L’homme l’entraîna vers un bureau.

- Si vous voulez bien passer au secrétariat… Voici le registre des visiteurs. Avez-vous vos documents d’affiliation ? 

Le Roger, il s’attendait pas à celle-là ! Les papiers, bien sûr, il les avait pas. Il fallait y aller au culot.

- Je crois que je les ai oubliés chez moi. Vous savez, je suis parti très vite. Mais je peux vous donner le mot de passe ! « Turlututuchapopointu ».

Un peu de sueur venait de perler sur son front. L’homme le regarda avec suspicion et continua à l’interroger.

- Mais quelqu’un peut-il se porter garant de vous ?

Là, le Roger il était bel et bien coincé. Heureusement, la providence vint à son secours quand il vit entrer… Pierre Taillez, celui qu’il avait rencontré l’autre fois.

- Bien sûr, fit crânement Roger. Ce monsieur qui vient de rentrer, là. Il s’appelle Pierre Taillez ; on a discuté ensemble l’autre jour. C’est lui qui m’a donné l’adresse.
- Le vénérable maître lui-même, fit l’homme, admiratif, mais avec une petite pointe d’ironie. Vous ne pouviez pas rêver de meilleur garant. Je vais donc l’avertir de votre visite.

Roger Grotarez respira mieux. Puisqu’il avait affaire au maître lui-même, alors tout irait pour le mieux. L’homme amena le vénérable jusqu’à lui et expliqua la situation :

- Voici un frère qui a oublié ses documents. Comme vous semblez vous connaître, j’ai jugé bon de vous en informer.
- Vous avez bien fait, dit le vénérable. Je suis sûr que notre frère saura attester de lui-même qu’il a bien été reçu conformément à nos statuts. Si vous voulez bien le conduire à mon bureau, j’arrive tout de suite.

L’homme, qui était donc le secrétaire, conduisit Roger Grotarez dans une pièce sombre, le fit asseoir, alluma une petite bougie et referma la porte.
Roger commença à s’inquiéter et se demanda à quelle sauce il allait être mangé s’ils découvraient la supercherie. Au bout d’un quart d’heure, qui lui sembla une éternité, Pierre Taillez entra dans la pièce, tourna le variateur et s’assit en face de son interlocuteur. 

- Et bien, mon ami, vous nous faites l’honneur de votre visite ? Ça nous fait bien plaisir. Vous voudrez bien pardonner ces procédés, mais vous comprendrez aisément qu’ils ne servent qu’à écarter les indiscrets. Si vous voulez bien, nous allons reprendre notre petite conversation de l’autre jour. Vous alliez me révéler l’endroit où vous avez reçu la lumière…

Là, plus question de reculer. Heureusement, Roger Grotarez se souvint du nom et de la ville qu’il avait vus dans un reportage sur TF1, les lui communiqua et indiqua même la date de sa réception. Pierre Taillez hocha la tête en souriant. Le local en question avait fermé il y a 5 ans… pour se retrouver au 22 rue du Damier.

Le vénérable continua son interrogatoire. 


Roger Grotarez, se souvenant de ce qu’il avait appris, répondit comme il put, mais toujours avec aplomb. Apparemment, l’interrogatoire était une promenade de santé car il avait l’impression que l’autre ne demandait qu’à se laisser convaincre. C’est ainsi que l’entretien se termina. Pierre Taillez se leva et lui dit :
- Je m’absente un petit moment, le temps de donner quelques instructions au secrétaire et je reviens tout de suite.

Roger Grotarez s’élargit sur sa chaise, assez satisfait de lui-même. Il se félicita de sa mémoire, de son esprit de répartie, de sa sagacité et surtout, de l’autorité naturelle qui émanait de lui-même et qui avait subjugué son interlocuteur. Il remporté l’épreuve avec succès et il avait hâte de voir la suite, histoire d’en remontrer aux copains.

Le vénérable revint dans son bureau et s’assit. Sa physionomie était devenue sévère. Roger Grotarez recula instinctivement.

- Cher monsieur, reprit Pierre Taillez, je crois qu’il est temps de mettre fin à cette mascarade qui ne nous apportera rien ; ni à vous, ni à nous. Vous avez voulu forcer la porte de nos locaux pour des raisons que je ne m’explique pas et vous vous êtes revêtu d’une qualité que vous ne possédez pas encore. Oh, je reconnais que vous avez une bonne mémoire et que vous avez bien récité votre petite leçon, mais vous avez commis des erreurs que ne commettraient pas le plus ignare des débutants. Vous avez donné un mot de passe qui n’a plus cours depuis des décennies et cité un local que j’ai moi-même fréquenté il y a 5 ans ; et je ne me souviens pas vous avoir reçu dans la forme voulue.
- Mais…
- Croyez-vous qu’il suffit de recueillir bêtement ce que des parjures croient bon de livrer au tout-venant alors qu’il y a des choses qui doivent rester non pas cachées, mais réservées si on veut qu’elles atteignent leur objectif ? Pensiez-vous vraiment qu’il suffit de susurrer ceci ou cela pour se faire ouvrir les portails de nos locaux ? Les choses sont beaucoup plus simples que vous le pensez. Et puis, réfléchissez un peu : nous sommes dans une société où le côté administratif, s’il complique certaines choses, en rend d’autres plus pratiques. Pour être accepté, il suffit de présenter ses documents en règle, qui prouvent votre appartenance, tout simplement. Chacun sait cela et accepte de s’y conformer. Si vous aviez été celui que vous prétendiez être…

Roger Grotarez s’était tassé sur sa chaise et n’osait plus lever la tête. Pierre Taillez reprit :

- La seule chose qui vous aurait permis d’être admis, c’est votre désir pur et sincère de participer à nos travaux et non une certaine avidité que je devine. Nos portails sont entrouverts mais il faut oser y frapper et se présenter tel que l’on est, sans avoir besoin de recourir à des artifices grossiers. Si vous voulez simplement garnir votre carnet d’adresse, cela prouve tout simplement que vous n’avez confiance ni en vous-même, ni en vos capacités. Dès lors, à quoi ou à qui pourriez-vous être utile ? L’ambition est un puissant moteur et une aide précieuse si elle contribue à nous révéler à nous-mêmes. Sans elle, rien d’utile et de solide ne peut se faire et vous le savez très bien, mais tout dépend de l’orientation qu’on lui donne. Votre ambition est-elle à votre service, ou est-ce vous qui en êtes l’esclave ? Vous seul pouvez y répondre, pas moi.

Roger Grotarez ne disait plus rien. Il ressemblait à un enfant pris en faute qui allait se mettre à pleurer. Pierre Taillez reprit, d’un ton plus égal :

- Monsieur, je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait ; je ne sais pas ce qu’il adviendra de vous, mais je vous conjure de revoir les principes qui vous gouvernent. Faites bien à fond votre examen de conscience, déterminez par vous-même ce qui est noble de ce qui est vulgaire, essayez de vous y conformer dans une certaine mesure et si jamais vous manifestiez de nouveau un quelconque intérêt pour nous, cette fois-ci désintéressé, alors nous nous ferions un plaisir de répondre à toutes vos questions légitimes.
Roger Grotarez ne fit que hocher la tête. Le vénérable reprit :

- Cher Monsieur, il se fait tard et je vois que cet entretien vous a beaucoup éprouvé. Aussi allons-nous vous raccompagner jusqu’aux portails extérieurs.

Et, se levant, il invita son interlocuteur à en faire autant, ouvrit la porte et le confia à un membre resté en sentinelle. Roger traversa la pièce sous les regards étonnés, goguenards ou scandalisés de l’assemblée, et repartit comme il était venu, honteux comme pas deux.

                                                                             
                                                                                 Dédé 59

26.09.2011


Illustration de Pierris (Qu'il soit remercié pour cette création originale).

12 commentaires:

  1. Francis (Belgique)3 octobre 2011 à 19:01

    J'adore ! et je ne suis pas franc-maçon ! Très bonne idée de faciliter aux membres, je vais y réfléchir. Bonne journée à vous, félicitations à Dédé 59, un frontalier (peut-être plus longtemps)

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  2. Je vous remercie, Francis d'avoir adressé votre commentaire. Figurez-vous, et je trouve cela merveilleux, plein de "sel", que l'auteur non plus n'est pas franc-maçon ! Voilà qui bouscule nombre de préjugès. A bientôt !

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  3. Et bien, félicitations ! Je suis "un frère trois-points", comme "ils disent", mais je me suis laissé prendre. Bon truc, bonne initiative !

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  4. Je vous remercie Anonyme, mais "Frère trois points comme ils disent" :)d'avoir adressé votre commentaire et compliment, à bientôt !

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  5. Quelques petits anachronismes, mais bravo à notre ami profane, du talent ! Souhaitons-lui de bonnes rencontres, à la bonne adresse...

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  6. Je vous remercie, Marc, d'avoir adressé votre commentaire et encouragement, à bientôt !

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  7. Merci à tous et aussi à Pierris pour son illustration. J'ai réellement pris un vrai plaisir à rédiger cette petite nouvelle, que je dois à Jacques Brel quand il parle de la bêtise ("la bêtise, c'est de la paresse"), et aux documentaires de Serge Moati (interventions de Jean Verdun et d'un autre maçon dont je ne me rappelle plus le nom). Un peu de réflexion, quelques observations, un peu de colère, quelques souvenirs et j'ai créé un personnage, Roger Grotarez, sorte de "synthèse" de l'imbécilité grasse et repue. Quand on veut combattre la bêtise au front bas, tous les moyens sont bons, y compris l'humour. Et puis c'est un peu mon cadeau à cet asile de la réflexion et de l'intelligence.

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  8. Je vous remercie, mon cher Dédé 59, pour ces précisions, pour votre sincérité. Puisse Roger Grotarez et/ou Pierre Taillez entamer une belle carrière ! A très bientôt, c'est moi qui vous remercie de régaler mes lecteurs.

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  9. Dédé, tu as un "style", exploites-le, régales-nous !

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  10. Encore merci à tous. Je ne sais pas si Roger ou Pierre feront carrière (excusez-moi, je ne l'ai pas fait exprès), mais en ce moment, j'ai en tête un personnage qui est exactement à l'opposé: le super-mystique.
    En passant, chers forumeurs, qu'attendez-vous pour livrer le fruit de vos réflexions? C'est que je me sens seul, moi.

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  11. Merci pour votre message et appel, Dédé 59 : c'est terriblement vrai que parfois on se sent(croit) seul, mais non, persévérons et nous recevrons !

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